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"La moto, objet de fantasme" par Thierry Traccan

Ça commence à dater un peu, mais à bien des égards, et déjà parce qu’elle matérialisait une liberté d’aller et venir retrouvée, je me rappellerai longtemps de cette journée du 11 mai 2020. Après deux mois de confinement, le Président de la République décidait de nous rendre notre liberté. Alors pour célébrer l’événement, j’ai opté pour du turbulent… L’essai d’une nouveauté particulièrement attendue des irréductibles, la Ducati Streetfighter V4.

On peut déceler dans ce choix comme un évident paradoxe : alors que pendant deux mois le message officiel a été de se barricader chez soi sans bouger ne serait-ce qu’un infime bout d’oreille, de jouer « l’absolue prudence », voilà que pour le 11 mai j’ai pris le contre-pied exact, optant pour la catapulte de Bologne au moment de reprendre la route. Esprit provoc ? Je ne crois pas… Besoin de liberté ? Bien plus, et une liberté XXL ! Car quitte à la retrouver sa liberté, autant la recouvrer pleinement.

Exagérément. La nouvelle Ducati StreetFighter V4 S, c’est une usine à sensations, une moto 100% passion, déraisonnable certainement, exigeante assurément, mais une moto qui fait un bien fou, prenant le contre pied exact du politiquement correct pour avancer fièrement dans toute sa démesure au cœur d’une société qui ne cesse de tiédire, où l’on fustige la prise de risques, où les parapluies dont se couvrent - et dont nous couvrent - les politiques, sont parfois si larges qu’ils ne nous préservent pas seulement de la pluie mais nous empêchent de profiter du soleil.

Cette StreetFighter, avec ses 208 chevaux pour 178 kilos à sec, elle m’a tout simplement irradié. Alors bien sûr, on peut se demander quel est l’intérêt de posséder pareil « engin » pour une utilisation sur route ouverte ? D’un point de vue rationnel, soyons clair aucun. Mais si la moto était raison, ça se saurait. Et si la moto était uniforme, ça se saurait aussi. La moto, c’est forcément une histoire de passion, une histoire faite de choix personnels, une histoire quelques fois exigeante simplement parce que la passion tiède n’existe pas.

Après, à chacun d’exprimer sa propre passion, ça peut être les voyages à moto, le trail champêtre, le plaisir de la mécanique, les vieilles motos, les néo rétro, la promenade paisible le nez au vent, la promenade accélérée le nez caché du vent, le pilotage sur circuit, la balade jusqu’aux terrasses de café, l’American way of live à dos de customs, etc, etc…

Si il y a une certitude autour de notre passion commune, c’est qu’il y a bien moins de motos qu’il n’y a de motards. Et dans cette famille bigarrée, on retrouve les amoureux des machines aux performances ultimes, à l’image de ce que propose cette Ducati. Mais de street-fighter elle pourrait être tout aussi bien roadster ou, plus exigeante encore, hypersport. Toutes les grandes marques proposent dans leur catalogue à minima un (mais souvent bien plus) modèle hyper technologique et hyper performant. Des modèles qui sur la route, à moins de les emmener se défouler les bielles sur des autoroutes allemandes, ne seront utilisés qu’à, disons, 30% de leur potentiel mécanique… Des machines dont les performances intrinsèques sont donc en décalage complet avec les limites de vitesse en vigueur dans l’hexagone.

Alors, ce choix, pourquoi ? Pour différentes raisons là encore. Celle d’abord qui s’explique pour ces motards qui n’entendent poser leurs roues que sur circuit, dans un environnement sécurisé où il sera possible d’emmener leurs machines dans les spectres d’utilisation pour lesquels elles ont été développées. C’est sur circuit qu’il sera possible de titiller les limites, et tant pis si on trouve les siennes avant celles de ces exceptionnelles motos. Ce choix de ces machines intrinsèquement « déraisonnables », ce choix de pure passion, c’est aussi la réalisation d’un fantasme, celui de se dire qu’avec cette moto aux performances XXL, on possède l’engin ultime.

Peu importe ce qu’on fera vraiment avec, pas grave si on n’utilise – dans la vraie vie – que 30% (au max) de son potentiel, l’important dans ce choix, c’est l’idée. C’est de savoir que l’on possède là, béquillé dans son garage, un engin ultime, capable de tout même si dans la réalité des choses on ne lui demandera jamais rien, ou si peu. C’est ce plaisir de se mettre sur le côté et de contempler ces lignes toujours ciselées, de se gargariser devant ces électroniques toujours plus sophistiquées, de s’extasier devant ces équipements et ces matériaux de haute volée… Le choix de ces machines, ce n’est donc pas seulement un choix d’acteur, mais aussi un choix d’admirateur. C’est un choix de passion, tout simplement, et nous avons la chance immense que les constructeurs répondent à nos envies les plus profondes en ayant le courage de nous proposer ces purs objets de fantasmes ! 

Né en 1971 à Auxerre, Thierry Traccan est un journaliste et pilote moto français, finisher du Bol d’Or et du Dakar, et rédacteur en chef de Moto Revue.
@Crédit photo : Thierry Traccan 

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